Alexandros Markeas
Ars Nova ensemble instrumental
ED13206
1 disque – 14 pistes – Durée totale: 00:59:27
Alexandros Markeas
Ars Nova ensemble instrumental
ED13206
1 disque – 14 pistes – Durée totale: 00:59:27
Pour mémoire. Ainsi dit-on quand on veut par quelque artifice retenir le présent après qu’il soit passé, pour que la mémoire ait, plus tard, l’occasion d’exercer sa puissance. Ainsi dit-on quand on cherche une demeure au présent qui passe, une chose qui porte sa trace et témoignage de ce qui n’est plus. Mais où la chercher ? A quoi peut bien ressembler l’empreinte de ce qui n’est plus ? Ce qui demeure est-il évanescent, fragile, spectral ou bien solide, opaque, imputrescible ? On ne porte pas un souvenir comme on porte un vêtement ou alors c’est l’être lui-même que ce vêtement affecte et fait en quelque sorte trembler.
isabel soccoja, chant
florentino calvo, bouzouki
alain tresallet, alto
isabelle veyrier, violoncelle
le chœur d’enfants de poitiers direction gérard blanchet
la maîtrise boréale direction bernard dewagtere
ars nova ensemble instrumental direction philippe nahon
Taximi
Florentino Calvo, bouzouki
Cinq souvenirs involontaires
Alain Tresallet, alto Isabelle Veyrier, violoncelle
Dimotika
Isabel Soccoja, mezzo soprano
Ars Nova
ensemble instrumental Philippe Nahon, direction
Anne Laure Riche, flûte Véronique Fèvre, clarinette Marie Saint-Bonnet, harpe Gérard Pérotin, percussion Isabelle Cornélis, percussion
Alain Tresallet, alto Isabelle Veyrier, violoncelle
Le Chœur d’enfants de Poitiers
Gérard Blanchet, direction Lise Aguilar
Cyril Antoni Mélanie Bertin Natacha Bertin Chloé Bouille Aurélie Carlouet Marie-Lise Colas Lucie Epenoy Salomé Gendron Sophie Gerland Guillaume Le Guen Ségolène Mioni, Elise Nedelec Nathalie Ouvrard Anicée Prevost Cécile Prevost Laure Thevenoux Jeanne Vigneron Pierre Olivier Vinel Emmanuelle Vinel
La Maîtrise Boréale
Bernard Dewagtere, direction
Estelle Balasse Gwenaelle Blampain Jean Bernard Brunet
Bastien Chaldaureille Quentin Choquel Vincent Choquel, Maeva Descamps Samuel Descamps Manon Dosen Astrid Dupire Antoine Fertin Marine François Camille Gibon Sarah Hadi, Camille Heussler Justine Hilaire Didier Laleu Carmen Lefevre Félix Lemmen Marion Lepers Gwenael Le Rouzic, Adam Loiseau Liloye Loiseau Cédric Loy Claire Naessens, Nèle Nieuwjaer Pauline Payen Lauranne Roisin Claire Rolain Alexis Roppe, Charlotte Vanoverbeke Marion Vanoverbeke Laura Vendois
Sarah Walker, Emilie Watine Flora Watine
Remerciements /
Special thanks
L’équipe du Théâtre – Scène Nationale de Poitiers
et Denis Garnier, son directeur
L’équipe du Centre de Beaulieu de Poitiers
et Anne-Marie Chaignon, sa directrice
L’équipe de la Muse en Circuit et David Jisse, son directeur Les accompagnatrices
et accompagnateurs du Chœur d’Enfants de Poitiers et de la Maîtrise Boréale du Nord-Pas de Calais et Dider Laleu, administrateur de la Maîtrise Boréale Def’ et Mick Martin, ingénieur du son
L’équipe d’Ars Nova : Benoist Baillergeau, Floriane Dané, Claude Cuvillier, Marie Quinon, Agnès Cosnier et Manu Urionabarrenechea
Ars Nova ensemble instrumental est en résidence dans la Région Poitou-Charentes associé au Théâtre – Scène Nationale de Poitiers et en mission dans la Région Nord-Pas de Calais
Ses activités sont subventionnées par Le Ministère de la Culture et de la Communication (DRAC de Poitiers et de Lille) La Région Poitou-Charentes La Région Nord-Pas de Calais La Ville de Poitiers La Ville de Lille Et reçoivent le soutien de la SACEM
Taximi (2003) pour bouzouki et environnement électro-acoustique / for bouzouki and electronics commande Ars Nova, création le 22 mars 2004, Festival Archipel, Genève
1. Taximi
isrc : FRV630400057
Cinq souvenirs involontaires (2003)
pour alto et violoncelle / for viola and cello
commande Ars Nova, création le 22 mars 2004, Festival Archipel, Genève
2. Sous I.X. (Hommage à Iannis Xenakis)
isrc : FRV630400058
3. Danse interrompue
isrc : FRV630400059
4. Danse monotone
isrc : FRV630400060
5. Kati
isrc : FRV630400061
6. Ithak
isrc : FRV630400062
Dimotika (2002) pour mezzo-soprano, 7 musiciens et chœur d’enfants / for mezzo-soprano, children’s chorus and 7 musicians commande d’Etat et de la SACEM, création le 31 janvier 2003, Maison de la Musique de Nanterre
(Hommage à Luciano Berio)
7. Xypnisse petroperdika (réveille-toi petite perdrix)
isrc : FRV630400063
8. Messa sto nero (dans l’eau)
isrc : FRV630400064
9. Sa pas sta xena (quand tu partiras à l’étranger)
isrc : FRV630400065
10. Kato ston aghio (là-bas vers l’église)
isrc : FRV630400066
11. Dihos na taraxo (sans troubler la quiétude)
isrc : FRV630400067
12. Pios levedis (quel gaillard !)
isrc : FRV630400068
13. Trehadiri (petit bateau de pêche)
isrc : FRV630400069
14. Yaroubi (ma joie)
isrc : FRV630400070
Pour mémoire. Ainsi dit-on quand on veut par quelque artifice retenir le présent après qu’il soit passé, pour que la mémoire ait, plus tard, l’occasion d’exercer sa puissance. Ainsi dit-on quand on cherche une demeure au présent qui passe, une chose qui porte sa trace et témoignage de ce qui n’est plus. Mais où la chercher ? A quoi peut bien ressembler l’empreinte de ce qui n’est plus ? Ce qui demeure est-il évanescent, fragile, spectral ou bien solide, opaque, imputrescible ? On ne porte pas un souvenir comme on porte un vêtement ou alors c’est l’être lui-même que ce vêtement affecte et fait en quelque sorte trembler. Les choses qui demeurent tremblent encore d’un présent depuis longtemps éteint. Elles sont mues par un autre temps et ainsi cet autre temps survit en elles, pour mémoire. La musique est de ces choses. La musique est le tremblement d’un présent qui n’est plus dans le présent qui dure. La musique est une mémoire sans sujet, une mémoire pure, la mémoire de personne et de tous.
« Je reviens sans cesse sur la musique populaire, car je cherche à établir un contact entre elle et mes propres idées musicales. Je rêve d’une utopie dont je sais qu’elle ne pourra s’accomplir : je voudrais créer une unité entre la musique populaire et notre musique, une continuité réelle, perceptible, compréhensible avec la pratique musicale ancienne et populaire, aussi proche de notre labeur quotidien que de notre musique. » Cette unité dont rêve Luciano Berio n’est pas, ne peut plus être, celle que Béla Bartók appelait de ses vœux au début du XXe siècle. Cette unité entre musique populaire et musique « savante » est, écrit Berio, une utopie. Elle n’a pas de lieu (topos) où se réaliser. La musique populaire n’est plus cette « langue maternelle » dans laquelle Bartók voulait effectuer la synthèse des traditions de la musique écrite européenne. Il n’est plus question d’« absorber en soi l’essence de la musique paysanne ». Il n’est plus question de chercher dans les villages « la continuité d’une tradition musicale nationale » comme le souhaitait Kodály, comme le souhaitera encore Bartók après lui. Pour Luciano Berio comme pour Alexandros Markéas, qui est né quarante ans plus tard, la musique populaire est un souvenir. Ce qui ne veut pas dire qu’elle cesse par là d’être un modèle pour la composition musicale. Mais alors, elle n’est plus un souvenir, elle n’est plus qu’un modèle. Ce qu’ont été par exemple les polyphonies et les polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale pour György Ligeti (qui a lui aussi ses souvenirs), spécialement dans certaines de ses Etudes pour piano. Et il est arrivé, bien sûr, à Alexandros Markéas comme à Luciano Berio d’intégrer certains traits propres aux musiques populaires dans leur écriture musicale. Mais les trois œuvres proposées ici (toutes d’Alexandros Markéas) obéissent à une autre logique, celle, beaucoup moins contrôlable, de la mémoire. L’unité utopique dont rêve Berio, utopique aussi parce qu’elle n’a lieu (et ne trouve un lieu) que dans le temps fini de l’œuvre, ne peut s’effectuer au détriment de la musique populaire. Elle doit au contraire lui permettre de se conserver dans son autre qu’est l’écriture « savante » et ses formes. Ce travail de greffe est celui de l’« arrangement », un arrangement si l’on peut dire du passé musical dans le présent de l’écoute. Car le souvenir n’est rien s’il ne passe pas dans le présent de la musique et il n’est rien non plus s’il n’y dessine pas le creux d’un passé.
Dimotika ou la traîne
Le modèle de cet « arrangement », ce sont les Folk Songs (1963-64) de Luciano Berio, neuf chansons populaires du monde entier (plus deux de sa composition) qu’il a entouré – il s’agit de beaucoup plus que d’un simple accompagnement – d’un réseau de sons instrumentaux organisé selon des procédés musicaux très divers. Les Folk Songs montrent que l’arrangement peut être le moyen de l’inventivité musicale. C’est cette œuvre qui a servi de modèle à Alexandros Markéas pour la composition de Dimotika, huit chants populaires grecs (« Dimotika » désigne en Grèce la musique folklorique rurale, autrement dit la musique paysanne si chère à Bartók) qu’il a arrangés pour mezzo-soprano, chœur d’enfants et septuor instrumental (flûte, clarinette, alto, violoncelle, harpe et deux percussionnistes). L’arrangement de Demotika se veut plus hétérogène que celui des Folk Songs. Alexandros Markéas travaille ces chants populaires comme une matière musicale dans laquelle il interpole des procédés d’écriture contemporains, ce qui donne à l’écoute une étrange impression de frottement entre des textures sonores dissemblables. Les mélodies sont chantées par une mezzo-soprano et un chœur d’enfants. L’orchestration des parties chantées est précise et inventive, spécialement dans le travail de différenciation des timbres instrumentaux, mais elle ne cherche pas, apparemment, à opposer à la mélodie un sens musical qui lui serait étranger. Le plus intéressant, c’est ce qui se passe après, une fois que les voix se sont tues mais que les instruments, mues par une force qu’il est difficile de nommer, continuent de jouer (ainsi des vibraphone, marimba et glockenspiel errant sans référent mélodique pendant les dernières cinquante et une mesures du deuxième chant). On pourrait appeler ça la traîne. La traîne serait le temps que la mélodie met à s’éteindre effectivement. Ce temps peut être court (quatre mesures dans le premier chant) ou long (cinquante-cinq dans le quatrième), une traîne n’est pas définie par sa durée. Elle n’est surtout pas une quelconque figure conclusive, une coda instrumentale qui viendrait reprendre et résoudre le parcours du chant. Rigoureusement, la traîne vient après. Elle serait, s’il fallait employer une image, l’écho de la mélodie chantée, un écho que les instruments auraient le pouvoir de capter et dont ils suivraient l’amenuisement progressif. Mais l’image n’est pas tout à fait juste. La traîne ne répète pas vraiment la mélodie, même sous une forme amoindrie et son instrumentarium est très variable (il va d’une harpe pour le premier chant à tout l’ensemble pour les chants quatre et six). L’écho est une figure musicale plus ou moins codi- fiée. La traîne est bien plutôt le moment et le mouvement d’une défiguration. Ce qui est défiguré, c’est d’abord, plus que la mélodie elle-même, le principe de l’arrangement. C’est en cela peut-être que Dimotika fait autre chose que les Folk Songs dont elle se réclame pourtant. La traîne n’est l’arrangement de rien. D’abord parce qu’il n’y a plus rien à arranger, les voix se sont tues. Mais ce n’est là qu’une raison de fait. Les instruments ne sont- ils pas là justement pour soutenir et reprendre ce que disent les voix en leur absence ? La traîne des chants de Dimotika n’est plus un arrangement parce qu’Alexandros Markéas n’a pas composé un nouvel arrangement de ces chants paysans grecs que Ravel avait déjà « arrangé » (les Cinq Mélodies populaires grecques pour chant et piano, il en orchestrera deux par la suite).
La défiguration commence bien avant la traîne, dès les premières mesures (la friction rotative des percussions japonaises, rins, dès la première mesure du premier chant que rejoignent un peu plus tard le violoncelle et l’alto sul tasto et les whistle tones de la flûte, le tout triple piano) s’en- gage ce qui ne se manifestera qu’au moment précis où les instruments resteront seuls, où ils joueront littéralement à vide. L’impression de frotte- ment dont nous avons parlé plus haut vient de ce que le processus de défiguration à l’œuvre dans l’ensemble instrumental n’a aucun effet sur la partie chantée. Ce n’est que très progressivement que les parties deviennent l’une à l’autre étrangères et elles ne le deviennent sans doute pas avec évidence avant que les voix ne cessent de chanter. J’entends dans cette dissociation l’œuvre de la mémoire. La mémoire personnelle de l’exil qui est celle d’Alexandros Markéas qui quitta la Grèce à l’âge de dix-neuf ans pour ne plus y revenir. Ne donne-t-il pas à entendre ces chants grecs dans la profondeur temporelle qui le sépare d’eux comme si elle le séparait aussi et par là même de sa langue maternelle ? Mais cette mémoire n’est-elle pas d’abord et surtout celle de la musique au sens où la musique serait, peut-être, le seul art capable de se souvenir ? Pour Alexandros Markéas, arranger voudrait dire se souvenir, autrement dit, puisque le souvenir passe ici par la grille de l’écriture, com- poser sa mémoire, lui donner une consistance musicale.
Un autre compositeur, un peu plus âgé que lui, Gérard Pesson, s’était déjà livré à une telle expérience. Il composa en 1998, sous le titre Nebenstück, son souvenir de la Ballade op. 10 n°4 de Brahms. Ce qui peut paraître un arrangement, on passe du piano à un quintette (clarinette et quatuor à cordes), est précisément un « filtrage » par la mémoire, la transcription d’une « oxydation ». A dire vrai, les deux expériences diffèrent quelque peu. Gérard Pesson compose, arrange son souvenir alors qu’Alexandros Markéas arrange bien les mélodies grecques elles-mêmes, comme Maurice Ravel l’a fait avant lui (et l’on peut n’entendre dans Dimotika que cela), mais ce faisant, il fait aussi tout autre chose, il détache ces mélodies du présent musical. En modifiant l’harmonisation et l’orchestration des parties chantées, il instaure progressivement un nouveau présent musical qui les repousse dans le passé. La mémoire n’est plus comme dans le morceau de Gérard Pesson une manière de faire venir jusqu’à nous une œuvre du passé. Les mélodies grecques ne viennent jusqu’à nous qu’en s’éloignant à tout jamais de notre présent musical. Il n’est plus question de créer une « unité » entre « notre » musique et la « musique populaire ». C’est qu’entre temps, cette unité dont rêvait Luciano Berio est devenue un cauchemar : une branche de l’industrie musicale, un marché qu’il faut sans cesse approvisionner en nouveau- tés. Le danger qui guette aujourd’hui les musiques de tradition orale est moins l’oubli que le fétichisme. Et la musique d’Alexandros Markéas n’ignore pas cela, seulement elle n’exprime pas ce péril par des fractures ou des catastrophes, ce que Theodor Adorno entendait si bien dans les symphonies de Gustav Mahler, mais par des figures d’extinction douce. Cela s’éteint doucement et, s’amenuisant, cela devient de plus en plus étrange, à tel point que le silence qui suit – un silence qui ne résolvant rien laisse en lui l’étrangeté se pour- suivre – est plus étrange encore. Dans les traînes de Dimotika, la musique devient étrangère à elle- même et il n’y a là aucune catastrophe ni même vraiment de mélancolie. Seulement le constat abrogé que ça a lieu. La musique se regarde avec tendresse et un peu de stupeur s’éloigner dans le passé et cet éloignement est inséparable de l’effort immense qu’elle fait pour se retenir dans le présent, pour demeurer, encore un peu. Les traînes de Dimotika sont des déroutes qui demeurent.
La musique est une mémoire pure, ai-je écrit plus haut un peu paradoxalement. Mais c’est parce que la musique est une mémoire que la mémoire d’Alexandros Markéas peut s’y composer, y involuer. Je ne veux pas dire par là qu’il raconte ses souvenirs en musique. Ce n’est pas le contenu de la mémoire qui intéresse la musique, c’est son mouvement, un mouvement d’autant plus manifeste qu’il part d’une musique qui fut oralement transmise, d’une musique par conséquent et strictement « immémoriale ».
Cinq souvenirs involontaires ou le mouvement
Le mouvement est le grand thème des Cinq souvenirs involontaires pour alto et violoncelle. Composés après Dimotika, ces cinq souvenirs partent de figures rythmiques qui évoquent des carrures de danses grecques. On pourrait presque les comparer à des études de rythmes tant les figures sont dessinées et exposées avec soin avant d’être impitoyablement fragmentées et éparpillées. Mais ce qui pourrait passer pour un exercice de composition – et de décomposition – est bien tout sauf un exercice à moins que l’on entende ce qui s’exerce ici avec une toute autre oreille, puisque c’est de cela qu’il est question, de ce qui s’exerce. Et ce qui s’exerce, c’est bien, encore une fois, la mémoire, mais comme le dit Alexandros Markéas une mémoire « involontaire », une mémoire « réflexe » comme peut l’être un mouvement. Le rythme est l’occasion de la mémoire, je dirais même son détonateur. Car il faut bien entendre ces souvenirs pour ce qu’ils sont : des explosions de mémoire, d’une mémoire libérée de tout protocole commémoratif. Ces explosions sont des moments de ce mouvement dont je parlais plus haut, un mouve- ment rendu explosif, débarrassé de tout cadre ou dont le cadre serait une simple carrure à éclater. Et n’est-ce pas précisément cela qu’on entend ? Une motricité qui fait, littéralement, feu de tout bois. Les figures musicales dont la partition dessine à l’œil les symétries interrompues (glissandi en saccades, ostinati de triples croches, longues tenues rehaussées de pizzicati et de coups d’archets, courbes de doubles croches saturant les portées) semblent à l’oreille les relevés de quelque poussée élémentaire qui balaye tout l’espace des hauteurs et des vitesses à la recherche d’un apaisement possible, du plus rapide au plus lent et d’un extrême à l’autre de la tessiture des deux instruments conjoints, l’alto relayant le violoncelle comme s’il fallait offrir à ces figures trop vastes l’espace le plus étendu pour décharger une énergie trop long- temps accumulée. Cette fureur contenue n’exclut pas d’ailleurs une forme de jeu. Le premier souvenir – « Sous IX » – est à double fond, le rythme de danse qui sous-tend le morceau passe par le filtre d’un autre souvenir, celui du compositeur grec (et français) Iannis Xenakis, souvenir qui prend la forme du glissando, sa figure musicale la plus idiomatique. Un bon jeu de mot doit passer dans la musique. Les deux derniers souvenirs – « Kati » et « Ithak » – renversent et leur titre et leur forme. Le premier s’achève où commence le second qui retrouve pour finir la figure en arche qui ouvre le premier. Ces souvenirs ne sont peut-être pas si involontaires qu’Alexandros Markéas veut bien l’avouer.
Taximi ou les balbutiements
La troisième œuvre de ce disque est la seule à avoir été composée pour un instrument traditionnel : le bouzouki. C’est un instrument à trois ou quatre cordes pincées dont on joue avec un plectre. Toutes les cordes sont doublées. Chaque coup de plectre produit deux vibrations et donc une interférence qui brouille légèrement le son l’entourant d’une sorte d’aura ambiguë. Le bouzouki fut l’instrument des Grecs d’Asie mineure. Il ressemble beaucoup au saz turc, dont la forme, corps rebondi et manche allongé, remonte, dit-on, au XIIe siècle. Quand Kemal Atatürk chassa les Grecs de Turquie au milieu des années vingt, ils l’emportèrent avec eux et à Athènes comme à Smyrne ils s’en servirent pour accompagner leurs chants. Leur musique est connue sous le nom de rébétiko et le bouzouki est l’instrument principal des rebetes. Alexandros Markéas a intitulé sa pièce Taximi. Le taxim est le nom que l’on donne aux moments d’improvisation instrumentale dans la musique savante de Turquie et dans certaines musiques populaires d’Asie mineure dont le rébétiko. Il tient souvent lieu de prélude au morceau. Un interprète introduit librement les différents thèmes avant d’être rejoint par la voix ou les autres instruments. Taximi ne rompt jamais le libre fil de ce premier moment écrit comme un taxim. Il ne fait même que le dévider jusqu’à son terme. Les gestes de l’interprète ne renonceront jamais à leur hésitation première. C’est de cette manière qu’Alexandros Markéas comprend le taxim, comme les premiers pas d’un instrument confronté à un monde sonore qu’il paraît à la fois découvrir et inventer.
Taximi est une œuvre concertante dans laquelle le bouzouki joue le rôle du soliste et des sons échantillonnés d’instruments à plectre le rôle de l’orchestre. Sa forme est celle d’un lent va-et-vient entre stases méditatives et éclats orchestraux comme dans la musique liturgique turque où les hymnes à la louange du Prophète sont entrecoupés d’intermèdes libres à la durée variable. Le bouzouki est donc seul mais sa solitude est peuplée de sons familiers qui font que son parcours concertant ressemble beaucoup à un cheminement géo- graphique qui partirait d’Athènes, traverserait la mer Egée jusqu’à Smyrne, longerait les côtes d’Asie mineure jusqu’au Proche-Orient et de là fuirait vers l’Arabie, l’Irak, la Perse ou bien remonterait vers le Caucase et la Russie, tournerait vers l’ouest et regagnerait la Grèce et Thessalonique à travers la Croatie et la Macédoine. Le début est une adresse hésitante, un tâtonnement sur deux notes, comme un balbutie- ment. De temps à autre, le bouzouki a l’air de s’ar- rêter et de tendre l’oreille. Puis il y a quelque chose, là-bas, dehors, quelque chose qui répond, à peine distinct au début de sa propre résonance et qui peu à peu se détache, s’articule, se différencie. Comme un paysage qui se déploie sous les doigts de l’interprète – Florentino Calvo, le mandoliniste devenu rebete pour jouer Taximi –, la grande géo- graphie du luth autour de l’instrument de l’exil. Oud, saz, dzouras, tanbur, tambouras, baglama, bandoura, balalaïka, etc., se mélangeant, troquant leurs cordes, forment un topos étrange, un empile- ment de lieux qui serait un lieu malgré tout. Un lieu justement et non l’utopie dont rêvait Luciano Berio car on ne sait pas bâtir des utopies mais on sait construire des lieux qui soient aussi d’autres lieux, insituables et sans clôture et pourtant là, autour de nous, des lieux que seules des oreilles pourraient ouvrir. Des lieux qui seraient aussi des traces. Pour mémoire.
Bastien Gallet
Œuvres / works by Alexandros Markeas
Editions Billaudot
Direction artistique : Philippe Nahon & Benoist Baillergeau
Taximi & Cinq souvenirs involontaires
enregistrement / recording 12 & 13 janvier 2004 Christophe Hauser, studios de La Muse en Circuit
Dimotika enregistrement / recording 28 au 30 juin 2003, Maurice Salaün Centre de Beaulieu, Poitiers
Montage & mixage / mixing & editing Juin 2004 par / by Christophe Hauser & Maurice Salaün Studio John Cage de la Muse en Circuit
Photo de couverture / front cover photo : Smyrne
Autres photographies / other photos : Arthur Péquin
Notice / liner notes : Bastien Gallet
English translation by John Tyler Tuttle
Production Ars Nova ensemble instrumental
Coproduction : La Muse en Circuit & Le Théâtre Scène Nationale de Poitiers, Le Chœur d’enfants de Poitiers et la Maîtrise Boréale
Avec le soutien de MFA et de la SACEM pour l’empreinte digitale label manager Catherine Peillon
ED13206 – 826596025070
Né en 1965 à Athènes, Alexandros Markeas étudie le piano et l’écriture au Conservatoire National de Grèce. Etudes qu’il poursuit au Conservatoire Supérieur de Paris. Parallèlement il se consacre à la composition. Il suit au Conservatoire Supérieur de Paris les classes d’écriture, d’analyse et de composition de Guy Reibel, Michael Levinas, Marc-André Dalbavie et obtient les premiers prix de contrepoint, fugue et composition. Il est aussi sélectionné pour suivre le cursus annuel de composition et d’informatique musicale de l’IRCAM.
Cherchant à enrichir son travail au contact de différents domaines d’expression (texte, théâtre, arts plastiques, vidéo), il s’intéresse au théâtre musical, à la musique pour l’image, ainsi qu’à la composition pédagogique.
Il obtient des commandes de l’Etat Français, de Radio France, du Musée du Louvre, du Centre d’Art Polyphonique, de la Fondation Royaumont, du Festival Roma Europa, du Festival d’Aix-en-Provence, du Festival d’Athènes…
En 1999 il est nommé pensionnaire de l’Académie de France à Rome à la Villa Médicis et en 2001 il reçoit le prix Hervé Dujardin de la SACEM. Depuis 2003 il enseigne l’improvisation au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Ses œuvres sont éditées aux Editions Billaudot.
Enregistrer